L'Ennemi est dans la place

Attaque du chateau d'Akasaka - 1333
Attaque du chateau d'Akasaka - 1333

Le verdict est tombé. Sans appel.

 

Sans jugement non plus.

La vie n'est pas juste, elle est. Et se termine pour tous de la même façon. Mais alors que nous nous efforçons tous d'oublier l'échéance, celle-ci vient de se rappeler brusquement à moi : le rideau est tombé.

 

L'ennemi est dans la place... Il ne l'avait pas quittée.

Il était juste caché, quelque part, en attendant de resurgir ! J'avais cru en être débarrassée. J'avançais, confiante, sur le sentier des lucioles. C'était un peu trop beau pour être vrai. Les cellules malignes sont sorties du bois et se sont fixées sur mes os. Et l'attaque est brutale. Douloureuse.

Visite chez le le Dr J. Neko

Prudence Petitpas, Illustration, 1986.
Prudence Petitpas, Illustration, 1986.

14 décembre, je retourne à la case "hôpital-section maternité". Je suis tout, sauf rassurée, malgré le sourire que je tente d'afficher, non pour les autres, mais pour moi-même.

 

Cette fois le Dr J. Neko est dans les temps. J'ai un quart d'heure d'avance : j'avais prévu large, car, d'une part, je marche comme une petite vieille grignotée par les rhumatismes, une petite "Prudence Petitpas", et que, d'autre part, notre premier ministre, Edouard Philippe, accompagné de ses conseillers ainsi qu'une partie du gouvernement, passaient la journée à Cahors ce qui pouvait engendre quelques embouteillages.

 

Mais il n'en fut rien.

La ville était calme, le Lot roulait bruyamment des flots chargés de boues et d'arbres morts sous le Pont Valentré. Il faisait froid et aigre. Journée banale d'hiver.

 

Dans la salle d'attente quatre personnes. Femmes jeunes. Toutes. Dont une visiblement attend un bébé. Je prends place dans un siège orange, toujours aussi peu confortable.

J'ouvre ma liseuse et commence ma lecture de la préface de "La révolution d'un grain de paille" par Masunobu Fukuoka.

Les évocations agricoles de cet artisan de culture "sauvage" ont le pouvoir de calmer mon stress et les battements trop rapides de mon cœur.. 

Vient mon tour.

Le Dr J. Neko est accompagné par un interne, jeune homme longiligne avec une énorme touffe de cheveux bruns, façon "tête de loup", qu'il me présente rapidement. Serrage de paluches. Nous sommes déjà dans le bureau et l'on me fait asseoir.

Le docteur a mon dossier devant lui, ouvert sur les images et compte rendu du Petscan.

Il ne tourne pas autour du pot : il ne l'a jamais fait. Et pourtant son regard navré et triste, sa voix douce lorsqu'il égrène les mauvaises nouvelles, et c'est toujours lui qui a dû s'en charger, m'enveloppe de douceur, une douceur naturelle, pas du tout affectée, et qui me sont d'un grand réconfort. Il observe par-dessus ses lunettes, mes réactions, juge en un instant s'il est opportun, ou non, d'en dire plus.

Il sait que je suis du genre à vouloir savoir. Tout. Il sait que j'ai besoin de comprendre les résultats d'examens et que j'en veux toujours une copie. Sa secrétaire mes les enverra demain car pour l'heure elle et partie. 

 

"Je change de place"...

Voilà. J'ai des métastases osseuses. Comme sur les bagages en partance dans les aéroports je suis enregistrée, étiquetée : direction la Mort.

Métastases,  du grec ancien : μετάστασις, de μεθίστημι "je change de place".... Elles ont déménagé, elles ont pris la poudre d'escampette dès qu'elles ont compris qu'on allait leur déclarer la guerre : du sein elles sont passées - du moins pour l'instant- aux os.

Et se sont disséminées partout sur le squelette. Petits points scintillants...

 

Le Dr J. Neko n'est pas devin, il ne peut que lire le compte rendu : on ne peut pas les dénombrer : il est noté sur le papier de façon lapidaire "innombrables"...

Je demande la traduction que le Dr J. Neko me donne immédiatement : 

"foyers hypermétaboliques" ce sont des groupes de cellules qui s'activent frénétiquement en présence de glucose (le produit injecté) C'est ce que détecte le petscan.  

Les causes peuvent être triples : inflammations, infections, et tumeurs.

Parmi toutes les taches, cetaines sont dues à des inflammations mais comme tout cela est concomitant avec l'élévation des marqueurs cela ne laisse que peu de doutes, en tous cas sur certains foyers.... ce sont bien des métastases.

 

"lésions ostéocondensantes" : le tissu osseux se condense sur lui-même. A priori donc des métastases qui construisent de l'os (ostéoblastiques) 

 

"sans recul du mur postérieur" indique que aucune lésion ne se trouve vers l'intérieur des vertèbres, vers la moelle épinière. 

Comprenne qui peut... mais effectivement la D11 fait tache ! 

Il me montre sur les images, à peu près illisibles pour un néophyte, bien qu'en couleur (sur la copie c'est en noir et blanc, et donc encore plus difficile à lire) des foyers "hypermétaboliques" sur les vertèbres, sur la D11 en particulier, et des points lumineux, ou sombres, trous noirs, nébuleuses et constellations disséminées sur le ciel de mon squelette.... 

 

Pour lui aucun doute, même si l'on ne peut pas les compter, même si certains points sont des inflammations, les métastases sont bien là. 

Métastases

Métastases.... Je sais ce que cela signifie.

Il y avait un "essaim" de cellules cancéreuses, bien groupées, bien attachées, bourdonnantes et en pleine activité, comme des abeilles, guêpes ou frelons, qui s'était accroché à mon sein et se développait là, se nourrissant de sucre et autres nutriments essentiels, un essaim grossissant et qui en prenait à son aise tant qu'on ne le dérangeait pas...
Mais voilà, on a voulu le chasser de là, avec les grands moyens : poisons hyper toxiques, à côté de ça les pesticides de Monsanto sont du pipi de sansonnet, destruction massive de l'essaim au bistouri et à y être tout ce qu'il y avait autour, muscles, ganglions, vaisseaux sanguins, et lymphatiques, nerfs, guerre des tranchées, sans merci, et enfin brûlure au lance-flamme radio-actif...

Après la barbarie de ces traitements sensés me soigner, et m^me me guérir, on m'a certifié, juré, craché, que c'étai fini. F.I.N.I. Qu'on avait fait ce qu'il fallait et que désormais je je ne risquais plus rien et pouvais vivre tranquille. Comme ce Califat Noir, Daesh ou EI que l'on a éradiqué et délogé de Syrie.... Risque zéro ?

"ON" c'était surtout le docteur G Lagerbe, l'oncologue si sûre d'elle et des leçons apprises !

Mais "ON" avait oublié, ou omis, volontairement de me dire que certaines de ces "abeilles tueuses", dont des "reines" (cellules souches cancéreuses) s'étaient enfuies dès les premières attaques et s'étaient cachées, camouflées, ont fait les mortes, cellules dormantes... par je ne sais quel subterfuge, dans des "cellules hôtes" appelées aussi hospicells * (cf. ci-dessous) qui les ont dissimulées aux soldats du corps (comme c'est le cas dans la maladie de Lyme).

Et puis un jour, elles ont essaimé. C'est le terme exact.

Sur mes os. Pour commencer.

Et le crabe est devenu incurable.

 

Massoud Mirshahi, chercheur à l’université Pierre et Marie Curie et son équipe ont découvert en 2009 que de nouvelles cellules du micro-environnement tumoral seraient impliquées dans la résistance à la chimiothérapie des cellules cancéreuses et les récidives avec l’apparition de métastases. Ces cellules ont été appelées « Hospicells », car elles servent de niches qui ont la propriété de fixer un grand nombre de cellules cancéreuses et de les protéger de l’action de la chimiothérapie

Source L’Atelier de la Mémoire de Sylvie Simon

J'ai viré le docteur G Lagerbe

En effet, le Dr J. Neko ne parle plus de soins et de guérison mais de traitement de soutien pour freiner les tumeurs dans leur volume et leur progression, inéluctable cependant, et surtout pour contenir la douleur.

 

La survie ? Je ne demande pas. Je demanderai au cancérologue : un nouveau !

 

photo de presse
photo de presse

Fini Le Dr G. Lagerbe !

Fini l'épouvantail à moineaux, son air de première de la classe, son faux sourire, ses sautes d'humeur, sa désinvolture et sa mauvaise foi.

Fini la mégère aux cheveux courts et peroxydés.

Fini, je ne veux plus la voir. Je la relègue dans son tiroir où elle peut continuer seule à faire la fière et recevoir médailles et discours encensant son engagement dans la lutte contre le cancer...

 

Je l'ai virée... Pour incurie, désinvolture et incompétence.

Cela a été très vite fait.

 

Il faudra que je lui écrive un jour pour lui dire la raison de ma décision de changement. Je veux qu'elle sache !

D'ailleurs le Dr J. Neko me demande le pourquoi de cette décision et je réponds aussitôt "ça ne passe pas entre elle et moi. Pas du tout". Il sourit sous cape, dans sa barbe. Oui, c'est une bonne raison. Il sent qu'il y a encore beaucoup d'autres raisons mais ne dit rien.

J'ajoute : "En plus elle culpabilise les gens !" Cette fois il se tourne vers l'interne et tous deux hochent la tête d'un air entendu et convaincu.

Je ne parle pas de son incurie... Il faudra peut-être en parler quand même... un jour.

Pour l'instant je n'ai pas les idées assez claires. Je suis surtout très en colère.

 

Au milieu de mes pensées qui tournent en désordre, je m'entends dire, que je ne veux plus de chimio.

Nous sommes debout, j'ai la gorge tellement serrée que je n'arrive plus à articuler un mot.

Dr J Neko me laisse pleurer. Tout en tentant de me consoler. Il parle doucement de chimio moins forte... et de traitements qui atténueront les douleurs. Il met sa main sur mon épaule qui tressaute sous un sanglot que je ne  peux réprimer. 

 

J'ai un terrible sentiment d'échec. D’impuissance.

Je n'ai pas réussi à me reconstruire.

 

Je n'ai plus beaucoup de temps à vivre.

Des souffrances de plus en plus fortes et un cancer généralisé sans doute sur la fin. J'ai peur, j'ai envie de vomir. Je ne crois plus à rien.

 

Le Dr J. Neko pose son autre main sur mon autre épaule, et son regard entre dans le mien. Il murmure "courage".

 

C'est si peu de choses, mais c'est la simple humanité, essentielle, qui fait défaut au Dr G. Lagerbe. 

Fleur de Noël

C'était jeudi dernier. Le 14 décembre.

Je commence à réaliser, seulement dimanche soir. A comprendre. A accepter.

Lou a reçu mes larmes et mon désarroi sur son épaule. Lou encaisse, comme moi. 

 

Oui l'ennemi est dans la place.

Mais cet ennemi c'est moi : il fait partie de mon corps. Ce sont mes cellules. Et c'est ce même corps qui doit vivre vec tout en les repoussant, en les empêchant de trop me nuire.

Comme l'écrivait Marie Desplechin et Lydie Violet, dans un livre à quatre mains "La vie Sauve " :

"Là ou j'étais une, je découvre que nous serons deux, je dois vivre avec l'ennemi dans la place ; je suis le méchant qui attaque et je suis la garnison qui défend ; je suis l'armée d'invasion et je suis le château assiégé ; je suis l'espoir et le désespoir ; la force et la faiblesse ; la mort et la vie ; je n'en demandais pas tant je me serais contentée d'un destin plus simple."

 

Dans la petite maison le sapin est en place, au bas de l'escalier, près du poêle. Lou l'a fait beau ! Boules blanches lumières, guirlandes... Nous déposons un à un les cadeaux sous ses branches.

Noël, notre fête de la lumière, de la renaissance après les nuits obscures, Noël approche.

 

Notre fille Fleur arrive samedi 23 dans l'après-midi. La pauvre s'est pris la nouvelle de plein fouet. Nous avons pleuré toutes les deux au téléphone. Je suis tellement désolée... Et elle tellement triste... !

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Commentaires: 5
  • #1

    francotte (lundi, 08 janvier 2018 21:10)

    Je te lis encore et encore.
    Cela me fait du bien et je te comprend mieux.
    Quel courage de pouvoir s'exprimer et écrire !
    Alors, continue longtemps encore ! !

  • #2

    Jessica (mardi, 09 janvier 2018 11:59)

    Une plume d'écrivain.
    Tu nous envoies une belle leçon de courage.
    Tu vas trouver mes propos peut-être farfelus, mais j'y crois.
    La vie est une introduction, la suite, c'est encore plus beau à vivre. La mort n'existe pas, ce n'est qu'un passage vers un autre monde davantage merveilleux et empli d'amour.
    On y croit ou pas, chacun est libre bien sûr.
    Je ne sais pas si mes propos sont les bienvenus, je tente simplement de te soulager à ma façon.
    En Belgique, nous pensons tous très fort à toi, nous t'admirons.
    Ne cesse pas l'écriture.
    Je suis certaine que cela aide d'autres personnes atteintes de ce monstrueux crabe.
    Affectueusement.

  • #3

    Marie - Le sentier des Lucioles (mercredi, 10 janvier 2018 14:51)

    @francotte = Eribalin ?
    Pour nous Mamzelle Pucky Pooka a replé son pop top et je ne sais quand elle le dépliera de nouveau... La dernière sortie était pourtant belle... (voir --> https://photos.app.goo.gl/FWqlfgsdFv3k9Pl13).
    Je vous souhate une bonne année et de belles sorties :)

  • #4

    Marie - Le sentier des Lucioles (mercredi, 10 janvier 2018 15:08)

    @Jessica
    Je ne suis pas sûre que la vie soit une introduction et que la suite soit encore plus belle". Je crois simplement que la vie c'est un magnifique cadeau que nous avons reçu. A vivre au présent.
    La vie EST.
    "Qui a écrit ce roman [de la vie] ? Qui l'écrit? On ne sait pas. Peut-être le tout lui-même? Peut-être les hommes? Peut-être un Être suprême auquel, faute de mieux, nous donnons le nom de Dieu? On dirait tantôt que nous sommes écrits d'avance dans le livre et tantôt que c'est nous, jour après jour, qui l'écrivons. On ne sait pas. Mais on peut essayer, vaille que vaille, de feuilleter ce chef-d'œuvre..."
    JEAN D' ORMESSON "Presque rien sur presque tout" Collection Blanche, Gallimard
    Parution : 12-01-1996

  • #5

    Jessica (jeudi, 11 janvier 2018 11:54)

    Merci pour ta réponse Anne Marie.
    Il est vrai que la vie est un cadeau. Que nous devons la vivre au présent. Nous devons profiter de chaque moment.
    Ce que je voulais dire, c est qu il n y a jamais de fin à l existence, tout continue mais certes d une autre manière, dans une autre dimension.
    Je ne suis pas croyante en Dieu, je me pose plutôt des questions sur l après. Et un jour ou l'autre je saurai, comme chacun d entre nous.
    Je suis heureuse que ton nouvel oncologue soit sI professionnel.
    Enfin un médecin sérieux et efficace.
    Les soins sont importants, tu ne dois pas souffrir.
    Chaque jour un petit pas.
    A ton aise, sans forcer.
    Gros bisous.
    Jessica