La soixante-sixième des bornes qui balisent le chemin de ma vie est désormais derrière moi. Je l'ai dépassée et ne peux plus revenir sur mes pas.
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A l'heure où j'écrivais ces lignes, le rideau de grisaille mouillée était retombé, enveloppant de nouveau la colline de son feutre humide, après s’être écarté le temps de nous laisser jouir de quelques journées d'éclatant soleil et de douceur.
Soixante six années. Déjà passées, déjà largement vécues et consommées avec gourmandises, même aux heures les plus sombres... Avec néanmoins l'impression très nette d'une accélération insidieuse, mais intense, dans la dernière ligne droite.
Soixante-six petites flammes soufflées.
Odeur âcre de bougie éteinte.
A y regarder de plus près, les deux dernières ont une drôle de gueule. Elles se sont consumées trop vite tout en n'éclairant rien. Ou presque rien. Trop de nuit autour. La mèche a charbonné et la cire a coulé.
Et pourtant, ces deux dernières années, je les aime plus que tout. Sans doute parce qu'au milieu du tourbillon vécu, elles m'ont donné l'occasion de me battre avec mes fantômes avant de les renvoyer vers les limbes d'où ils n'auraient jamais dû surgir.
Je me découvre autre. Affaiblie, amoindrie, amputée. Sûrement plus moche.
Mais vivante et lucide.
Vieillie aussi certes, mais avec devant moi, et autour de moi, une plage de sable doux, vierge et lumineux et une mer calme et tiède au goût de sel et de vie où des langueurs de voile blanches tracent d'indicibles sentiers en partance, sous un soleil naissant d'une aube tardive.
Beaucoup de combats m’apparaissent désormais futiles, inutiles et sans réel intérêt, même si encore et toujours grondent en moi de grandes colères qui déferlent parfois tels des torrents en crue que je ne peux maîtriser et qui me submergent.
Je ne veux plus m'encombrer. Mais c'est difficile, tant les choses accumulées sont là, ancrées dans le quotidien à tel point qu'elles en deviennent invisibles. Autant de matières qui paralysent, de poussières qui asphyxient.
Il faut trier, éclaircir, faire le vide.
Je n'en ai pas encore vraiment la force.
Le matin même du printemps, Lou a entendu le coucou chanter. Il est le premier arrivé de son séjour hivernal en Afrique.
Mais déjà depuis quelques jours les pinsons des arbres mâles se sont mis à établir leurs territoires à coups de puissants "tu tu tu tu ui tu" réguliers et lancinants, parfois modulés d'une sorte de roulement "brrrrraaa" suivi de trois sonores pit pit pit... qui nous les ont fait surnommer "Brrrrad Pitt" !
Notre Fleur est arrivée de Paris le dimanche 12 mars, par un après-midi tranquille. Sur la route, de lourdes et brèves averses nous ont surprises, nous obligeant à ralentir l'allure. Puis les nuages s'enfuyaient prestement avant de se regrouper en d'autres troupeaux noirs et bougons, balayés par de brutales bourrasques, pour s'en aller verser leurs paquets d'eau plus loin, sur des bosquets clairsemés, des champs vert tendre et des vergers blancs et roses.
Des terres fraîchement labourées montaient ensuite des vapeurs laiteuses.
Bien à l'abri, dans la voiture, pendant que les essuie-glaces balayaient en cadence les ruisseaux de pluie, nous bavardions tranquillement, tout en jouissant du coin de l’œil du spectacle que nous offrait cette météo mouvante.
L'arrivée sur la colline se fit d'ailleurs sous une pluie battante !
Mais dès le lendemain, le temps était au beau. Et avec lui les promenades, le lézardage et les repas dehors.
Il y a une telle effervescence qui sourd de terre, se répand dans l'air, une force qui monte en sève et explose en pétales roses, blancs, bleus ou jaunes !
Dans les cavernes et les ruisseaux de mon corps, la même excitation commence à poindre, insufflant des projets, des fringales, des envies de couleurs.
La terre tourne. Et moi, avec elle, lancée dans l'espace comme une balle, échevelée... Je voyage...
Le soleil me dore, me réchauffe, me reconstruit du dedans.
Dans mes après-midi de chaise longue, je sens sourdre de fines bulles irisées qui pétillent dans mon sang et mes os.
Je me prends à rêver, à explorer de l'intérieur des mondes et des franges d'univers. Au bord d'une corolle telle une abeille en quête de nectar et de pollen, sur un courant d'air, oiseau planant dans un vol lent et silencieux, papillon à peine sorti de sa chrysalide, aux ailes neuves et mordorées, tâtant le vent et le rayon de lumière, fourmi empêtrée dans les herbes et brindilles, petit coléoptère bleu de nuit aux élytres rondes et luisantes, cheminant maladroitement dans la mousse et les lichens.
Je bois la rosée, lape les gouttes de la dernière averse, le brouillard humide, le vent du Sud et celui de la pluie.
De toutes parts fusent les fleurs et les bourgeons.
Je me sens bien. Apaisée. Tant pis pour les douleurs : elles s'estomperont. Un jour. C'est dit.
Il y a trois ans, avant que l'évidence du Cancer ne vienne perturber ma route, j'étais en partance pour le Pays du Soleil Levant. Fleur et moi préparions nos bagages, pour un voyage léger, sur la trace des sakura : ces fleurs de cerisiers ou de pruniers ornementaux, éphémères et délicates que tout l'archipel célèbre comme une fête !
Sakura - Japon Crédits photos 2014©Uyttenbroeck
Il y a deux ans, le 14 mars 2015, j'avais aussi reçu des brassées de fleurs qui m'avaient émue aux larmes.
Leur éclat, leur parfum, leur présence m'avaient fait oublier un instant ce corps souffreteux que les poisons chimiques intoxiquaient à fortes doses !
Il y a deux ans, j'avais ma tête de "Lièvre de Mars", la peur au ventre et quelques kilos de bons muscles en moins...
"Oublier que je suis malade.
Oublier cet état qui n'est pas la vraie vie, mais une parenthèse à la marge, où tout semble tourner autour des malaises, des bobos, des traitements, des hôpitaux, des nausées, mais dont il ne faut pas faire le centre d'intérêt, malgré leur omniprésence !"
Mais j'avais beau faire... mon crâne chauve était là pour me ramener inéluctablement à mes contingences médicales et médicamenteuses.
Et il y a tout juste un an, alors que j'aurais dû être tirée d'affaire, je réalisais que j'étais encore sur le fil d'un rasoir trop tranchant, comme un cristal, entre deux eaux, entre deux mondes, souterrain et aérien, j'étais enserrée dans une camisole de douleurs. Les os devenus plus fragiles que du verre, plus cassants que la craie.
"Avant-hier j'ai vu "mon" chirurgien.
Hier c'est "mon" médecin que j'ai eu au au téléphone.
Tous deux me disent que ça va mais que je dois mettre de l'eau dans mon vin."...
Du vin, je n'en buvais guère tant ma bouche avait cet horrible goût de bile et de métal...
Mais cette année, j'en bois. Et avec un immense plaisir.
Pour mes 66 ans, Lou a débouché un de mes vins préférés : un Château de Chambert fruité intense de 2009 qui a fait l'enchantement de mes papilles ! il est frais, soyeux, et il goûte les fruits rouges !
L'ivresse, un peu, à peine, juste pour s'alléger et laisser s'épanouir des fleurs intérieures blanches, roses et pourpres... L'ivresse légère du vin qui réchauffe et emplit de joie les chairs et les sangs, l'âme et le corps. Paroles douces et chants sur la bouche. Mélodie en sol et en sel de la vie.
Il y a dans le vin l'équilibre juste, entre, d'un côté, la nature chargée de fruits, et de l'autre, l'âme et le savoir-faire des hommes. Un entre-deux subtil, une alliance, mélange de l'esprit, peut-être divin, et de la terre, païenne sûrement, fertile, ample et maternante...
Cette terre qui me dorlote et me réconforte. Depuis toujours. Cette terre qui, chaque jour un peu plus, s'ouvre et éclate en milliards de fleurs et de parfums.
Le temps des sakura est bien là. Un temps léger, lumineux, fait de tiédeurs qui montent du sud et de l'est, de brises douces et virevoltantes, chargées de papillons éphémères.
Mais parfois, sans prévenir, les douleurs lancinantes pointent et suintent, lourdes de menaces, depuis le dos et la cage de mes côtes, le long de la cicatrice qui court et zèbre ma poitrine comme un delta aux innombrables cours d'eau.
Elles s'élancent, portées par les vents mauvais et s'en viennent obscurcir mon azur.
Et je me surprends soudain à avoir peur.
Peur du monstre, de Karkinos, qui peut resurgir, à tous moments, sournoisement, ici ou là, en récidives ou métastases de feu.
Je le sais. Tout cancéreux le sait.
Même s'il s'en défend.
Alors, je m'accroche, un peu désespérément, à des bribes de pétales roses, à un rayon de soleil où dansent les poussières, au parfum de lilas, aux sakura du printemps et du temps.
Alors, Lou m'observe, sans oser rien dire.
Il voit mon regard s'obscurcir et il se doute que de gros bourdons noirs sont agrippés aux fragiles corolles blanches de mes espoirs, que de blafards papillons nuisibles et ravageurs, tels des pyrales du buis, viennent pondre leurs grappes d’œufs et d'angoisses destructrices.
On n'y peut rien.
Les sakura fleurissent, pour mieux faner un jour...
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Marie (dimanche, 09 avril 2017 22:58)
Quel plaisir de te voir radieuse ! Comme ce joli dimanche de printemps ensoleillé !
Jolis printemps Duchesse �
�☀️ A bientôt
Marie
Evelyne (lundi, 10 avril 2017 16:36)
Très, très contente d'avoir reçu ces mots de printemps !
Ces journées de plein soleil sont un régal dont tu dois t'abreuver sans compter !
Et oui ! Ce Chambert fruité est un vrai bonheur et nous trinquons au renouveau.
Evelyne