Je l'ai appelé "mon Chrysanthème", ce sein gauche dont j'ai accepté l'amputation définitive. Parce qu'il m'a semblé indispensable de le sacrifier si je voulais sauver le reste. Je le pense toujours. Et je ne regrette pas cette décision.
Mais le sacrifice ne fut pas anodin. Ni sans larmes. Souvent cachées.
Nous, mon corps, mes cellules, mon esprit : MOI, en mon entier, en mon ensemble, nous en avons donc décidé ainsi. Et le deuil a commencé à partir de l'instant où cette décision fut prise.
Deuil de ce globe rond, rose, doux, porteur de lait et d'amour : nous l'avons laissé partir, sectionné, tranché puis jeté à la poubelle des déchets chirurgicaux. Car, je suppose que ce sein que j'aimais, et qui faisait partie de moi et de ma vie, a fini là. C'est moche.
Il est devenu un morceau de viande, et ce bout de bidoche qu'un cancer bouffait de l'intérieur, a été jeté à la poubelle, comme des tonnes d'autres seins avant lui, et d'autres après lui.
Un bout de femme, jeté "aux chiens". Et pas n'importe quel bout, merde !
Ce n'est pas sans doutes ni regrets, sans douleur ni sans peine, que j'ai accepté cette mutilation inacceptable. Rien que d'y penser j'en ai encore, deux ans après, la gorge serrée. Et l'envie de vomir.
Bien sûr, on me voit rire, danser, plaisanter. Merci, oui, je vais bien.
Pour le moment.
L'indicible disparition
Mais j'ai changé. A jamais. Ce que j'ai vécu là est indicible. Comme toute cancéreuse mastectomisée. Atomisée.
La cicatrice que je porte n'est pas seulement celle qui balafre ma poitrine.
Il n'y a pas de page qui se tourne. Plus de page blanche.
Acceptation certes. Mais colère aussi !
Je ne suis pas amère comme on me l'a dit. Non, je suis en colère. Parfois. Mais ça c'est encore une autre histoire.
Je ne parle pas de l'image de moi qui a été radicalement modifiée : cette image là a été écornée, c'est un fait, mais comme je ne me suis jamais sentie faite d'un patchwork de morceaux assemblés, cette entité virtuelle qui constitue mon "moi", s'est remodelée assez vite.
Ma "féminité" est un tout. Je la revendique sans l'avoir jamais accrochée aux coquetteries d'usage et de couvertures de magazine, auxquelles toute femme "digne de ce nom" est supposée se plier pour être une "vraie" femme, "belle" et "sexy" (avant tout, et souvent, pour le plaisir et le regard des hommes... ne l'oublions pas). J'en vois déjà certains tiquer de ce qu'ils vont nommer un féminisme "agressif". Je ne fais que répéter les clichés si souvent entendus et lus.
Parfois, cela m'amuse de me déguiser en "madame". Mais ce n'est, pour moi, ni fondamental, ni nécessaire. Un jeu.
C'est d'ailleurs sans doute à cause de ces "coquetteries" qui semblent remplacer pour beaucoup d'entre nous la notion de féminité, notion confuse et galvaudée il est vrai, que l'oncologue avait démarré son premier entretien avec moi, sans me connaître, mais en supposant que ma question n°1 sur les effets dévastateurs et collatéraux de la chimio, serait... ma perte de cheveux.
En m'octroyant le beau catalogue de perruques sur papier glacé, elle avait ainsi botté en touche sur ce qui m'intéressait vraiment dans le cocktail chimique qu'elle allait m'injecter dans les veines, sur ce qui se cachait sous cette future tonsure de moine chimio-induite : la destruction des cellules et l'écroulement total du système immunitaire qui allait m'exposer aux infections morbides et mortifères, endommager mes terminaisons nerveuses, rendre mes os aussi fragiles que du verre blanc.... tous ces dégâts collatéraux dont j'aurai beaucoup de mal à me relever.
Comme je l'écrivais lors de cette opération chirurgicale dont rien que le nom fait frémir "mastectomie radicale (modifiée)" : "Mon sein absent me rappellera à jamais ce paradoxe : la connaissance de ma mort m'apprendra ma vie."
Car, oui, cette douloureuse absence, cette invisibilité aveuglante , est là, à chaque seconde, pour me rappeler ce qui fut, et ce qui ne sera plus jamais.
Désormais, ce sein disparu, (et les douleurs qui vont avec) est, et restera, heureusement, toujours existant pour moi.
Il est seulement invisible.
Il est là et sera toujours là, à sa place, mais absent du monde des vivants, transfiguré en Chrysanthème.
Fleur impériale, "sein-bole" d'amour, et d'éternité au Japon.
Il est le pendant symbolique, spirituel et abstrait, de l'autre sein, le sein "Pivoine", le sein palpable, lourd et gonflé de sa sève de vie, celui de droite, grosse fleur vivace aux multiples pétales de soie !
Et mon sein invisible, mon Chrysanthème, me chuchote que cette vie que j'ai reçue en cadeau, sans rien avoir demandé, m'est plus que précieuse. Parce qu'Unique.
C'est MA vie et pas celle d'une autre. J'en prends soin, comme une plante rare en un jardin. Comme le Petit Prince et son unique rose cosmique...
Écrire commentaire