La fin de l'année sonne au portail.
Dans quelques jours seulement nous fermerons la porte au nez de 2016.
Des journées sûrement trop douces et ensoleillées pour un début d'hiver nous ont endormis dans une demi-saison, semi-torpeur, qui n'en finit pas, et pourtant déjà les prémices du printemps pointent leurs bourgeons.
Le bon Père Noël a trop chaud dans sa houppelande rouge et blanche.
Et le monde hoquette sous les coups de butoir des forces sombres et cachées qui sont à l'oeuvre et obscurcissent inexorablement nos futurs.
Alors, pour un temps, la colline s'est coupée du monde en s 'enveloppant de brouillards froids et de brumes opaques, ne laissant surgir que le lumignon du fenestrou de la cuisine, seul fanal dans le crépuscule.
Je suis allée chercher Fleur à la gare d'Agen. Elle avait une grosse valise lourde de cadeaux... A notre arrivée, tout au bout du chemin, la maison, illuminée de l'intérieur brillait doucement. Lou avait allumé toutes les guirlandes, le petit pin sylvestre brillait de tous ses éclats et le poêle ronronnait.
Cadeaux déposés sous les branches.
Nous avons passé là, de bien doux moments.
Tous les trois.
Rien que tous les trois.
Entourés de nature, d'herbes, de mousses et de branches, de cris de renards ou de chevêches, de vents venus des quatre horizons, de petites araignées aux pattes d’argent qui courent et tissent des toiles en étoile, de souffles et de chants qui accueillent l'aube et ses premières clartés.
Avec cette sensation dense et profonde d'être réunis, au complet.
Avec, en plus, pour moi, la joie d'être en vie. Encore en vie. Après avoir effleuré du bout des doigts, du bout des lèvres, du bout des rêves, la lame de glace brûlante, et fascinante, de la Grande Faux.
Cette joie née de l'étrange sentiment de me savoir véritablement mortelle, en sursis, et donc si intensément vivante.
Désormais, je voyage léger.
"I’m traveling light
It’s au revoir
My once so bright
My fallen star"
(L. Cohen - "you want it darker" album)
Fleur a mis son tablier de cuisinière et nous a confectionné des pains d'épices de Noël, embaumant, la maison de cardamome, gingembre, cannelle, girofle... et de goût d'enfance retrouvé.
Ce parfum de pâte beurrée et chaude que l'on sort du four, ces formes naïves de sapins, rennes, bonshommes et étoiles.
Nous avons bu du champagne aux fines bulles légèrement explosives et fruitées.
Et ouvert une bouteille d'un rouge intense, pur Malbec, à l'arôme de violette et d'autre chose de plus indicible, à la fois velouté, épicé et acide : un grand "Château de Chambert", de 2009, issu de ces vignes hautes qui courent dans la pierrailles des coteaux et collines arrondies, que je parcourais il y a deux ans, sans savoir que l'on allait découvrir en mon sein, ce cancer, qui m'a envoyée pour de longs mois dans les terres désolées et sans joie de Karkinos
Un peu de saumon, du homard aussi, des mousses de mangues et coco... Un autre jour, une pintade aux raisins, que le four a rendue croustillante et fondante à la fois.
Plaisirs de la bouche, du palais, du nez et des yeux. Des saveurs comme des voiles de mousseline, ou des tentures de velours sombres, des textures fines comme des dunes de sable chaud...
Lou n'a pas fait de grands feux comme l'année dernière.
Enfin, mes douleurs de l'an passé se sont tues.
Ne subsistent que des tiraillements, pressions et points chauds qui viennent me souffler à l'oreille : "souviens-toi de ce que fut cette horrible période." Et je me revois, marchant telle une vieille, courbée, à tous petits pas, souffle court, panique à la moindre alerte...
Je me souviens encore parfaitement du 30 décembre 2015, lorsque la grenade rouge et brûlante a explosé dans mon dos pour la quatrième fois, consécutive, malgré toutes les précautions prises, m'empêchant de respirer autrement qu'en salves de hoquets.
Alors, cette année, ma santé presque revenue, même si elle est encore précaire, m'offre ce plaisir neuf, cette jouissance simple de me sentir vivante : un cadeau précieux.
Fleur est repartie le 27 décembre, par un train bondé, bien qu'à étage, et flambant neuf : les nouvelles rames TGV "L'Océane".
Nous avons bavardé pendant le trajet. Elle a parlé de son projet de quitter Paris et de s'installer dans le Bordelais ou peut-être ailleurs, mais un ailleurs plus proche de la campagne qui lui manque tant, et peut-être aussi plus proche de nous.
Ce même 27 décembre au soir, nous apprenions, qu'après Bowie, Prince et Cohen, après Galabru, Delpech et Boulez, Courrèges, Rickman et des centaines d'autres plus ou moins connus, l'actrice Carrie Fisher, qui fut Princesse Leia dans la mythique saga "Star Wars", s'en était aussi allée rejoindre les étoiles.
Le monde ne s'arrête pas de tourner.
Elle a parlé de son métier. Pesant. Devenu sans grand intérêt autre qu'alimentaire. Des films qu'elle a vus et aimés.
De son bel ami, attentif, doux et gentil avec lequel elle a envie de continuer le chemin.
Je suis repartie avec ses paroles, posées comme une écharpe entourant mes épaules.
Le soleil couchant faisait une large flaque orange sur Agen et teintait, en miroir, de rose et de bleu foncé, l'Orient de ce grand plateau, ourlé de labours bruns et ocres.
Un grand calme. Malgré le ballet incessants des phares de voitures qui couraient sur les vagues immobiles et pourtant mouvantes de ce "pays" de terre, de ciel et de cultures.
Elle est arrivée tard chez elle. Très tard. Son train a rencontré ce monde réel et trop rude que notre colline nous épargne : un corps trouvé à proximité des voies a obligé la SNCF à interrompre la circulation entre Bordeaux et Paris, dans les deux sens, et plus loin, c'est un sanglier sur les voies qui a encore accentué le retard...
Le 26 décembre c'est un homme ivre qui avait poignardé un passager qui s'interposait entre lui et deux jeunes femmes qu'il harcelait de propos et manières de soûlard et de soudard.
Aujourd'hui, c'est un problème d'alimentation électrique qui est venu mettre son grain de sable dans la mécanique huilée du chemin de fer entre Agen et Paris...
Parfois c'est un train en panne, un déraillement ou l'absence inopinée d'un agent.
Ainsi en va-t-il du progrès et du modernisme.
Ce matin du 29 décembre 2016, un soleil glacial a posé ses fleurs de gelée blanche sur le versant Nord de la colline.
Les "petits gris" qui ont lentement recouvert la pente de leurs chapeaux couleur de suie, parfois plus crémeux, parfois plus sombre, ont vieilli : carpophores retournés comme de petites soucoupes, teint blafard, et lamelles virant au gris pâle. Mais toujours cette quasi transparence de porcelaine.
Ils sont si nombreux que l'on croit voir, sous les pins et les érables nus, entre les genévriers et les cornouillers, se glissant parmi les lichens et les mousses, les écailles d'une carpe géante.
Du fond de la vallée les bruits montent portés par un air de cristal léger.
Pourtant sur la Dordogne et venant de l'Océan, s'étale une large et longue barre grise, régulière, bordée d'un peu de bleu et de violet annonciatrice de pluie et de froidure.
Sur la colline voisine, ronde comme un cul de cruche, des chiens de chasse se sont mis à hurler. Et soudain un coup de fusil a claqué, trop proche... J'ai eu peur. Peur d'être blessée par une de ces balles à sanglier, dites "perdues" et qui portent beaucoup trop loin.
Tous les jours les chiens courent autour de la colline, et les chasseurs tirent, parfois dans l'épaisseur d'un brouillard dense, ou après le coucher du soleil, dans l'obscurité, malgré l'interdiction qui leur en est faite.
Inconscience, irresponsabilité meurtrière, mépris de la vie.
Je suis en colère.
Mais aujourd'hui, même cette humeur glisse sur moi et s'éloigne, comme une brume qui aurait obscurci un instant le paysage avant de s’évaporer...
Je voyage léger.
Écrire commentaire