Le Temps me joue des tours.
Le Temps, celui des heures des secondes et des jours qui s'écoulent.
Le Temps, "mon" temps, se replie sur lui-même en couches multiples ou en éventail pour se déployer plus tard, plus loin, plus grand, d'un coup d'un seul sans prévenir.
Il s'absorbe dans de vagues lenteurs, m'endort d'illusions éphémères. Parfois tel une chute d'eau venant interrompre le cours paisible du fil de l'eau, il me réveille en sursaut, dans un fracas de sonneries et de tic-tacs assourdissant, tirés en rafale. Je sursaute.
Parfois encore, comme endormi, en hibernation, ou le regard fou et halluciné du Chronos de Goya dévorant ses enfants, il cavale, insaisissable dans les étoiles...
Chronos, l'ogre qui nous dévore les uns après les autres. Chronos qui mange nos journées, et croque, chaque soir, la tête rouge du soleil.
Chronos qui chaque matin soulève les ténèbres et nous offre encore et encore ses aubes multiples et prometteuses. Morts et renaissances. En boucle.
Les jours et les nuits, et puis les saisons, se sont succédés dans une sorte de léthargie trompeuse. Rien ne discernait vraiment l'aujourd'hui de l'hier ou du lendemain. Je me suis laissée porter, bercer par les heures égrenées, sans heurts, entre les lueurs des aurores et celles des crépuscules, dans une longue attente, laissant faire mon corps.
Elles m'ont apporté un calme bienfaisant. Douce rosée d'un matin d'été. Parfums légers de cerisiers en fleur. Tiédeur du foyer après la promenade dans l'air glacé de la nuit d'hiver qui vient.
Début août 2016
Cet été, nous sommes "descendus", tous les trois, Lou, Fleur et moi dans le Sud.
Entre Montagne Noire et Caroux.
Dans ces petites vallées où giclent et cavalent des torrents fous, sur des rochers chaotiques et vertigineux, sautant de gouffres en gouffres, entre d'étroites terrasses étagées sur les pentes, désormais envahies de mauvaises herbes mais qui furent longtemps soigneusement épierrées et travaillées par des générations paysannes, laborieuses et pauvres, se nourrissant de châtaignes et faisant pousser là des pieds de vignes torts et noirs, aux grappes de raisins âpres, au goût de ferraille ou de poudre à fusil.
Là, où la Méditerranée pousse encore ses caprices, ses vents marins, et ce bleu à la fois si profond et si clair, celui de la mer, des calanques et des criques, des volets et fenêtres sur murs blancs ou ocres et des carreaux de terre cuite peints. Lumière éclatante. Bienfaisante.
Tout au bout de la piste de terre qui s'enfonce dans les schistes taillées, au flanc des collines de bruyères et de chênes verts, la mère de Lou, qui vit là, avec son fils cadet, avait réuni toute sa couvée autour d'elle, pour fêter l'année de ses 80 ans.
Il y eut de grandes tablées sous le soleil, chahutées par les vents qui remontent en longues bourrasques depuis le Golfe du Lion, des rires, des pleurs aussi, des crises parfois, entrecoupées de moments de calme et de paix, des enfants, petits-enfants et même une arrière-petite-fille, la toute dernière née, toute en sourire et joues rebondies, et les compagnes et compagnons des uns et des autres, et puis aussi des amis conviés à une soirée de retrouvailles. Et des cadeaux.
Beaucoup à manger et à boire, bien sûr.
Des baignades. Des siestes.
La mère de Lou a eu fort à faire. Elle a beaucoup trottiné, de l'un à l'autre et de long en large, et a réussi malgré le poids de ses quatre-vingt longues années de vie, à s'occuper de tout son monde et à satisfaire tous ces jeunes appétits.
Puis Fleur a dû repartir vers Paris.
Ensuite ce fut le tour de la "petite" sœur qui vit près de Nantes.
Et enfin ce fut à nous de quitter les lieux et repartir vers le calme de notre colline où le jardin commençait à manquer d'eau !...
A la fin du mois d'août je suis partie à Dax.
De toutes ces parenthèses dans le temps que furent ces courts voyages, il me reste surtout, malgré le soleil et les moments de douceur, l'impression d'un corps marqué par cet écrasement infligé par les fractures de mes osselets vertébraux, imbriqué dans les douleurs post opératoires diffuses.
L'impossibilité à me déplier totalement. Le souffle court. Les nuits difficiles, où se tourner était une gageure, un quitte ou double : cassera ? Cassera pas ?
Mais, dans ma mémoire, subsiste également et peut-être surtout, l'étonnement de ne pas m'être retrouvée encore une fois plaquée au sol, sectionnée par la tenaille de la fracture, comme je le craignais si fort.
Alors une joie naissante s'est frayée un passage dans cette soumission à la pesanteur mortifère et interminable de mes soucis de santé.
Et si c'était vrai ? Si j'allais enfin mieux ? De mieux en mieux ? Si je recommençais à entrevoir la possibilité d'un retour à la presque normale ?
Il y a si longtemps que j'attendais ce moment que j'en suis venue à douter. On s'habitue à tout même à la douleur, à l'inacceptable. On se résigne et c'est pourtant une façon comme une autre de résister.
Dans ces temps de vacances, au sens premier du terme, je me suis surprise parfois à avoir oublié l'espace d'un instant que j'avais mal !
Signe tangible et libérateur, que la douleur se retire comme la mer après un tsunami dévastateur.
Lentement le sol absorbe les débordements. Les débris finissent par s'échouer. La nature et la vie reprennent le pas sur la destruction et la désolation. Recouvrant les restes de la catastrophe. Et l'on fait le ménage...
Maintenant le temps de la reconstruction est là.
Novembre 2016
Puis vint l'automne. Il a glissé ses ors et sa nostalgie sur le couvert de la colline. La douceur a fait place à un temps froid. Parfois gris. Parfois humide. Ou les deux.
La Toussaint, le Jour des Morts... Je suis partie rejoindre Fleur pour quelques jours à Paris.
Je n'osais imaginer ce parcours long de plusieurs heures, voiture d'abord, train ensuite. Appréhension...
La valise sur roulettes achetée pour cette occasion, le sac à dos n'étant pas encore pour moi, était toute petite. Ce format me rassurait. Et elle me parlait de voyage. Je l'ai regardée se remplir tout doucement, au fil des jours, de peu de choses, sans trop oser y croire.
Puis vint le jour du départ. Mon billet électronique imprimé en poche (et le même en virtuel sur mon smartphone, deux précautions valent mieux qu'une !), je me suis sentie réellement en partance.
Vers un lointain.
L'oubli de "moi" pour quelques temps.
Ce bateau que j'espérais pour quitter l'île horrible de Karkinos n'ayant pas été au rendez-vous de mes espérances, ce fut ce TGV gris et bleu qui en tint lieu.
Interminable quai gare d'Austerlitz. Et tout là-bas, au bout du quai : Fleur !
Retrouvailles ! J'avais fait le même trajet et exactement aux mêmes dates juste deux ans auparavant ! La boucle du Temps se bouclait. Deux tours de cadran...
Il y eut des Grands Boulevards tracés au cordeau, et des passages couverts et intimistes, presque "secrets", (Passage des Panoramas connu par les collectionneurs de vieux timbres et cartes postales anciennes, Passage Verdeau, Passage Jouffroy ...), des ruelles et petites places mythiques (Rue Mouffetard, Place de la Contrescarpe), des thés parfumé et bien chauds, des chaïs fumants aux épices voluptueux, un délicieux et étonnant "carrot cake", le forum des Halles et sa déconcertante Canopée, un brunch géant pris à l'heure du goûter, des Grands Magasins, vitrines aux avant-goûts de Noël, le dôme en verre du Printemps-Haussman sous lequel nous avons pris le temps de déguster un cocktail intitulé "la Vie en Rose", le parvis Notre-Dame sous la pluie, du ciel bleu, et du ciel gris, des bouquinistes, des boutiques de luxe ou de sympathiques "capharnaüms", le marché aux fleurs de l'île de la Cité, des églises dont je n'ai pas retenu le nom, des bords de Seine sous la bruine glacée, un Centre commercial tout neuf Place d'Italie, le Parc Floral de Vincennes, ses centaines de milliers de fleurs et d'arbres répertoriés, ses canards dorés comme laque chinoise et ses oies de Nils Olgerson sur fond de Salon Marjolaine, des repas japonais de sushis, tako yaki et ramens ... Et puis aussi de douces soirées sous la couette devant un film sur la grande télévison de Fleur, des gâteaux orientaux à la fleur d'oranger, et un bain relaxant chaud, moussant, parfumé, avec des bougies !
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Fleur (lundi, 19 décembre 2016 17:54)
Quand on voit tout ça et les photos qui vont avec on se dit qu'on en a fait des choses en si peu de jours :) Et c'était chouette !
Lucioles (lundi, 19 décembre 2016 19:00)
Oh que oui ! Beaucoup de choses finalement et très chouettes ! Pas étonnant que j'étais si fatiguée le soir... et ça explique aussi les "grasses matinées" ^_~
Evelyne (mardi, 20 décembre 2016 23:47)
De biens belles balades dans un Paris d'automne coloré !
Je suis moi aussi partie pour Paris entre le 1er et le 7 décembre . . . en plein nuage de particules fines, avec poumons en feu et Matisse en goguette.
Ce temps que tu te figures sous les traits de l'ogre insatiable ne cesse de donner au présent sa puissance. . . Il est à prendre à pleine poignée parce qu'il est l'unique dimension du réel. Et c’est bien ce dont tu te grises quand tu partages la trace des moments saisis pleinement, dont il ne reste que de belles images . . .
Heureuses fêtes à vous et à l'année prochaine !