La brume laiteuse du matin a fait long feu.
Vers midi, le ciel a replié ses écharpes blanches et laissé le soleil réchauffer les collines.
L'après-midi est propice à la balade.
Mes bâtons de marche bien en main, me voici partie d'un assez bon pas vers les hauts vignobles.
D'abord sous le couvert des chênes, le chemin longe le grillage où sont enclos les grands animaux de notre voisin. Un daim solitaire est assis près des buissons qui marquent la limite. Un vieux mâle. En majesté. Tête haute, portant de lourdes et imposantes ramures. Il m'observe et je m’immobilise. Longtemps nous restons ainsi, croisant nos regards. Rien ne presse et nulle peur ne vient nous agiter.
Je reprends doucement la route. Plus loin c'est la harde qui broute, sous la surveillance impassible et sereine d'un autre grand mâle, tout aussi imposant et puissant. Il me jauge. Ne voit en moi aucune menace et l'inquiétude du troupeau, que ma présence avait quelque peu alertée, retombe aussitôt.
Lentement, le souffle un peu court, je parviens enfin sur le plateau. Les arbres s'éclaircissent.
Mon dos et mes jambes sont encore raides, crispés et douloureux, mais je continue à pousser sur mes bâtons, aiguillonnée par l'espace qui s'ouvre en grand. Le regard porte loin maintenant.
Un petit vent venant du sud-est, court et folâtre sur les vignes, puis joue avec les touffes d'herbes grises et les arbrisseaux.
Une mousseline légère vaporise son voile sur le bleu du ciel, adoucissant les reliefs et les formes.
Demain il pleuvra sans doute.
Une volée de passereaux que la fin proche des beaux jours a rassemblée sur les fils du téléphone, le long du chemin, s'escampille à mon approche.
Plus loin, toujours dans l'enclos barbelé, des mouflons apeurés prennent le galop, puis s'arrêtent sous un grand chêne en bordure de la combe.
Alors le mâle, brun et blanc, aux immenses cornes recourbées, jugeant la distance entre eux et moi suffisante, laisse la troupe au repos. Les bêtes se recouchent aussitôt et sans plus se soucier de moi posent leur regards humides vers les horizons...
Le chemin plonge une dernière fois dans un creux entre les collines, avant de resurgir sur l'immense table couverte de vignes flamboyantes et chevelues.
Tout ici est en rangs serrés de feuilles d'or de pourpre et de cramoisi, mais aussi parfois avec toutes les nuances de vert, du plus clair, presque doré au plus sombre, couleur de bouteille, plutôt rondes et rouge vif ou pourpre pour les Malbecs, lobées et ensanglantées d'orange pour les Merlot.
L'air embaume le sirop de raisin trop mûr, ceux que la machine à vendanger a oubliés, et qui finissent en grains noirs de fruits confits, au jus plus épais et collant que du miel ou de la mélasse.
Au bord d'une vigne, plantée dans la caillasse, sur un mamelon rond qui domine le hameau voisin, et d'où la vue se perd jusqu'aux deux tours carrés de l'ancien château, là-bas, au village, je découvre tel le squelette de la corolle ouverte d'une fleur, un vestige fossile, et en creux, de la probable mue d'un trilobite...
Ultime trace du Cambrien et du Permien de l'ère primaire, lorsque nos plateaux et collines n'étaient que des fonds sous-marins ou des lagunes salées...
Les temps anciens culbutent soudain le présent.
S'entrechoquent et se superposent en ce moment précis : je m'assieds sur un rocher tiède qui affleure.
Il y a d'autres présences perceptibles dans l'air.
Je ne suis pas seule.
Remonte alors en moi ce moment précieux, parce qu'unique, où, avec mon père, nous scrutions le sol aride et gris, dans ce coin de Lozère.
Un flanc de colline, rond comme soulevé par une légère houle, où ne poussaient que des chardons et des panicauts, et une herbe aussi rase qu'un vieux feutre, broutée jusqu'à l'os par des centaines de troupeaux de brebis et où les orages violents de l'été avaient fini par excaver une "mine" de bélemnites et d’ammonites fossiles... que nous venions de découvrir, complètement par hasard, en franchissant une clôture de fil de fer barbelé entre deux champs de cailloux.
Nous ignorions alors de quoi il s'agissait, mais la découverte était si extraordinaire !
Nous en riions, tous deux, aussi excités l'un que l'autre par ce trésor inattendu. Il y en avait tant !!!
Nous en avons gardé une bonne vingtaine, les plus belles, les plus lisses, les plus régulières, les rangeant d'abord sur une pierre plate, comme des balles exhumées d'une ancienne bataille, par ordre de grandeur, avant de les envelopper dans un mouchoir et les mettre soigneusement dans la musette où mon père avait emporté, pour notre goûter, une gourde d'eau, du pain et du chocolat de ménage.
Papa !
tu ne peux pas savoir le bonheur qui m'a submergée cet après-midi là, sur ce causse aride et perdu !
Etre seule avec toi, toute à la joie de cette naïve trouvaille partagée sans artifice et qui nous a réunis l'espace d'un trop court moment !
Toi, enfin dépourvu de ces masques et déguisements de "grand monsieur" et de "président" dont tu adorais tant t'affubler.
Et que je détestais. Que nous détestions tous, moi, maman et plus tard Pierrot, mon frère !
Toi, gratouillant la terre avec moi, oublieux des "bonnes manières", celles du "grand monde" !
Toi, me regardant soudain, telle que j'étais alors, une gamine pâle, petite et maigrichonne, un peu garçon manqué, parcoureuse de nature dans l'âme, exploratrice de terrains vagues, constructrice de cabanes en vieux parapluies, et dessinatrice de longs rêves de voyages.
Contemplatrice de nuages et de fourmis.
Chantant et dansant pour les genêts, les pins, les ruisseaux, les lézards et les grenouilles, parlant avec les arbres, le vent et les cailloux...
Adorant siffler et tirer à l'arc de coudrier et de ficelle que j'avais fabriqué moi-même...
Libre.
Dans ma tête.
Dans ma tête seulement.
Une petite fille qui aimait par-dessus tout les salopettes, les sandales, les shorts et les baskets, les dufflecoats et les bottes Aigle en caoutchouc, qu'on lui a toujours refusées... !
Tu n'en as sans doute jamais rien su mais je détestais les coquetteries de nœud-nœuds dans les cheveux que l'on voulait à tout prix me faire porter, les robes empesées, les manches ballons et autres froufrous... et les chaussures en vernis noir qui me faisaient si mal aux pieds...
Je détestais cette jolie petite poupée, qui était ta fierté, et que l'on faisait poser ainsi attifée, sur les photos de famille, parce que j'étais blondinette avec des yeux bleus et que j'étais "sage comme une image" !
La petite fille rêvée de son papa... Seulement "rêvée" en vérité.
Et ce jour-là, peut-être pour l'unique fois de toute notre vie, nous étions comme deux gosses, criant à chaque nouvelle belemnite grise et polie, à chaque amonite lisse et cuivrée, extraites de leur gangue d'argile sèche.
J'avais dix ans, peut-être un peu moins.
Et aujourd'hui, sur mon rocher tiède, assise au sommet de l'arrondi de cette vague où s'alignent entre les caillasses des rangées de vignes, aux ceps noueux et tortueux comme autant de vieux ancêtres plantés sur ce terroir de la nuit des temps, tu es encore là, papa.
Et avec toi tous les miens, toute la lignée des anciens, paternels et maternels, réconciliés, veillant sur moi, "sur mon épaule".
Tous. Un souffle tiède, rassurant. Enveloppant. Ils me parlent d'amour.
Pour que je vive, survive à l’épreuve qui a failli m'abattre, retrouve la joie. La vraie.
Et la force qui m'a toujours habitée.
Est-ce le vent qui a fraîchi ? une larme coule sur ma joue gauche...
En revenant vers la maison, l'air avait ce parfum âcre de fumée humide que j'aime tant, d'un feu que l'on vient d'allumer dans une cheminée. Parce que l'automne est là.
Et le ciel a tiré ses nuages sur nous, et nous a bordés, pour la nuit.
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Evelyne P (vendredi, 04 novembre 2016 01:53)
Formidable ce fossile ! ! !
Il faudra que tu nous fasses découvrir ces merveilles !
Enfant, j'adorais fouiller le sol pour y découvrir des coquilles d'escargots minuscules que je rassemblais dans des boites comme des objets très précieux . . .
Aujourd'hui encore, j'en ramasse dans le jardin !
Et lorsque l'on randonne il arrive souvent de trouver des fossiles de coquillages . . .
A bientôt pour des balades géologiques . . .