Et voici que j'ai revu ma cancérologue préférée (je n'en ai fort heureusement qu'une seule !) le Dr Lagerbe.
Égale à elle-même : cheveux toujours aussi jaunes pâles, taillés courts façon botte de paille, et sourire vite transformé en irritation quasi chronique, sûrement parce qu'elle est très attentive à bien faire son boulot, même si elle passe parfois un peu à côté de la personne en face d'elle, mais c'est sans doute aussi à cause de son inquiétude et sa peur de mal faire.
Ou peut-être, la peur de donner l'impression de mal faire. Qui sait ? Les bons élèves ont souvent cette peur d'être pris en défaut. Or le Dr Lagerbe est le chef. Chef du service. Elle doit se montrer sûre d'elle. Elle ne peut se permettre d'être remise en question.
Sa place et sa fonction lui intiment l'ordre de rassurer le patient, tout en le rabrouant si elle a l'impression qu'il ne fait pas comme il faudrait qu'il fasse.
Bref, nous avons causé "parois", et rempli beaucoup de papiers.
Ma "paroi" est très bien a-t-elle conclu, avant de me laisser partir, et j'en suis fort aise.
Paroi thoracique : là où fleurissait mon "Chrysanthème", et qui est désormais un mur, une paroi abrupte, un peu bosselée, zébrée par le petit dragon griffu de la cicatrice.
Parois de verre
J'ai retrouvé, sans réel plaisir, les salles d'attente grises, blanches et graphiques, aux odeurs de plastique, basées en "plein ciel", avec vue sur la cour de l'ancien hôpital, où virevoltaient les ballets ascendants, rasants et piquants des hirondelles.
J'ai attendu dans ce no man's land, patiemment, observant les nouveaux arrivants : un homme d'abord avec l'air inquiet et un petit panier rond totalement incongru entre ses mains, et que l'absence momentanée de la secrétaire rendait nerveux et impatient. Puis un probable chauffeur de VSL, habitué des lieux, tractant derrière lui un autre homme, vêtu d'un polo classique et d'un large et long bermuda à très grosses fleurs sur des jambes poilues, chaussettées de marron et chaussées de grands souliers noirs à bout pointu... Étrange "équipage" pensais-je, en buvant mon gobelet d'eau mise à disposition...
Lorsque je suis entrée dans le cabinet du Dr Lagerbe, quelque demi-heure d'attente plus tard, ce qui somme toute est peu en milieu hospitalier, et après une brève poignée de bien et l'inévitable "comment allez-vous ?" auquel j'ai brièvement et seulement répondu "mieux"... elle a levé un sourcil étonné et s'est immédiatement penchée sur mon dossier.
Effarée, elle a constaté que nous ne nous étions pas revues depuis plus d'un an ! Ce qui va à l'encontre totale du protocole de suivi ! C'était tellement énorme qu'elle en a oublié de s'énerver.
J'ai alors entrepris de tout lui expliquer depuis le début, de tout reprendre depuis le commencement de mes ennuis : une grande partie de mon dossier ayant dû rester en panne dans un service : celui du Dr J. Neko, le chirurgien, je suppose, car j'ai le souvenir de l'avoir vu le consulter lorsque nous nous sommes vus en mars dernier.
En un rien de temps je refais tout le parcours du combattant sur une année et demie. Me revoici par la pensée pendue au bout de mon filin, accroché à la paroi au-dessus du vide... là-bas sur les territoires de Karkinos, le Crabe.
La principale préoccupation du Dr Lagerbe consiste pour l'instant à noter tout cela, chronologiquement et méthodiquement, dans son grand classeur.
Bonne élève.
Elle résume à haute voix tout en écrivant.
Fin de la chimio le 28 mai 2015, mastectomie et curage axillaire, le 22 juillet 2015. Je corrige : 22 juin. Ah oui c'est exact.
Puis radiothérapie. Il y a un blanc visiblement dans ses papiers et c'est là que ça commence à se gâter.
Envolés le sourire accueillant, et la bienveillante bonne humeur.
Battement rapide et nerveux de ses longs cils noircis au mascara qui fait des "paquets". Feuilletage rapide et nerveux du dossier, du bout de ses doigts secs et fins.
Normalement les rayons se font à Montauban et j'avais opté pour Agen, cette ville étant plus proche de chez moi. Elle trouve cela logique et n'y voit aucun inconvénient, mais semble avoir beaucoup de mal, néanmoins, à intégrer cette donnée.
Et c'est le moment que je choisis pour lui annoncer que la radiologue m'a donné un rendez-vous de contrôle pour le mois de Novembre.
Elle explose. Ah non ! C'est le chirurgien et elle-même et pas un troisième larron qui doit se charger du suivi. Deux suffisent. Cela fait déjà quatre consultations par an c'est bien assez. Ce en quoi, je suis entièrement d'accord !
A moi de choisir entre le docteur L. Ektra, la radiologue aux stilettos ou mon oncologue préférée et son brushing original. Ce sera cette dernière : non par amour ou affinité mais simplement parce que mon dossier, même incomplet est ici, et c'est ici que l'on se charge de mes différents soins et traitements.
Cela me parait donc plus logique. Et c'est plus près de chez moi.
Rassérénée Dr Lagerbe déclare illico : "je vais l'appeler, ce n'est pas la première fois qu'elle nous fait ce coup-là, et je lui ai déjà fait la remarque. Si ça continue nous ne travaillerons plus avec Agen. Vous comprenez c'est une clinique privée... alors ça ne les gêne pas de faire une visite supplémentaire !"
Elle ajoute que les patients n'ont pas à être trimbalés ainsi d'un rendez-vous à l'autre.
Je comprends et acquiesce.
Nous reprenons donc le fil du parcours. J'annonce l'ostéoporose sévère et fracturante, déclarée seulement deux jours après la fin des traitements, et ajoute que c'est ce qui m'a empêchée de la rencontrer plus tôt !
Il est vrai que je l'ai évitée en première instance : j'avais opté, lorsque je fus en mesure de me déplacer, pour le Dr J. Neko vers lequel va ma préférence, et qui, en outre, avait répondu à mon l'appel au secours que je lui avais lancé par courriel, ce qu’elle n'avait pas daigné faire...
Je pense à tout cela pendant qu'elle fronce un sourcil charbonneux, car elle observe qu'il n'y a nulle trace de l'intervention de la rhumatologue et de son examen d'ostéodensitométrie dans mon dossier !
Nouvelle interruption !
Heureusement, je l'avais apporté avec moi, ce résultat d'examen, pour qu'elle puisse en prendre connaissance. Au cas où... J'ai bien anticipé...
Mais là voici de nouveau en pétard ! Elle fouille dans le dossier qu'elle a à mon nom et qui est bien mince au regard de tout ce qui a été fait, puis dans son ordinateur, à la date de l'examen : rien. Comment cela se fait-il ? Ce n'est pas après moi qu'elle en a, heureusement, mais c'est tout comme.
Je laisse glisser : un mystère qu'elle devra tirer au clair elle-même. Ce n'est pas mon problème.
Elle lit finalement les résultats de cet examen que je lui présente donc, et ouvre de grands yeux en se radoucissant.
"Oh... mais ce n'est pas rien ! Ostéoporose fracturante ! Oh la la ! Vous avez dû déguster !"
Oui... je ne le cache pas...
"Mais comment avez-vous eu ça ?"
J'ouvre bras et mains en un grand signe d'ignorance.
Plus tard je lui demanderai si elle ne pense pas qu'éventuellement (j'use de précautions... et de conditionnel) qu'une des causes indirectes pourrait être la chimiothérapie.
La réponse est non.
Evidemment, catégoriquement et clairement non.
De ce que j'ai pu lire, la littérature médicale - française - ignore ce genre d'effets "secondaires" et collatéraux.
Mon bon docteur Garrigue (et il n'est pas le seul) pense exactement le contraire, mais je me tais.
Puis elle remonte sur son grand cheval pour m'intimer l'ordre de retourner voir la rhumatologue dès que possible car là encore je dois avoir un suivi. C'est sérieux. La radiologue non. La rhumatologue oui.
Je n'en doute pas ! Je ne suis pas prête de prendre ça à la légère ! C'est déjà prévu avec le docteur Garrigue. Ce sera en Janvier prochain, pas avant, car cela ne servirait à rien. Là encore je ne dis mot.
Enfin elle referme le dossier et après m'avoir demandé mon poids, se met en devoir d'examiner ma "paroi" comme elle la nomme et mon sein droit.
C'est souple, c'est "beau", c'est parfait !
Elle se met ensuite à malaxer mon ventre comme s'il s'agissait d'une pâte à pain. De ce côté-là tout va bien aussi.
Un coup d’œil à mon bilan sanguin et la voici rassurée sur mon état global de santé.
Seul point négatif, il manque le "marqueur" CA 15.3.
Le Dr Garrigues ne l'avait pas demandé dans le bilan sanguin, et ça lui pose problème.
En guise d'excuse, je lui dis qu'il a très probablement voulu lui laisser cette requête car c'est sa partie à elle... La flatterie marche et la voici de nouveau souriante et à l'aise.
Nous devisons presque gaiement maintenant.
La première consultation de suivie est bouclée. Dr Lagerbe est donc satisfaite. Tout est rentré dans l'ordre.
C'est la deuxième visite de suivi, en fait, puisque il y a déjà eu celle du 24 mars, chez le chirurgien, mais qu'importe. C'est la première chez elle.
Elle rit même à moment donné pendant que je me rhabille.
M'observe pendant que je refixe ma prothèse externe de sein, demande des nouvelles de mes ongles, note qu'ils ont repoussé normalement.
Mes cheveux aussi.
Compatis en quelques mots à ma souffrance de ces derniers mois. S'enquiert de mon humeur, de mon sommeil, de mes projets, me dit de faire enlever rapidement ce Port-à-Cath qui est vraiment trop gênant, m’explique que l'enlever est bien plus facile que de le mettre, que le Dr J. Neko le fera sans problème, que je dois lui en parler en octobre lors de notre prochain rendez-vous, mais qu'évidemment si jamais il y avait une récidive, ce qu'elle ne me souhaite pas du tout, il faudrait ré-opérer pour en remettre un autre, s'étonne un peu que mes neuropathies périphériques ne passent pas, puis se reprend pour dire que ça passera quand même. Un jour. Qu'il faut encore un peu de patience. M'interroge pour savoir si je vis "normalement", mange, sors, me balade, conduis... Aurait-elle déjà oublié les tassements vertébraux qui m'ont paralysée et sont encore la cause de douleurs et tensions dorsales, ce qui limite mes "balades" et sorties diverses ?
Pour faire diversion, je lui parle de ma future cure thermale en août et elle approuve cette initiative.
Je ne suis encore qu'au milieu de la paroi que je dois continuer à gravir, pas après pas, mètre après mètre, jour après jour, mois après mois, pour pouvoir enfin passer à autre chose et vivre "normalement"... Elle semble l'ignorer.
Elle me raccompagne enfin jusqu'à son secrétariat et laisse deux ordonnances de prise de sang, que je devrais faire avant mes prochains rendez-vous de "suivi", avec, notamment, le fameux marqueur CA 15.3 dont ont on sait toutefois qu'il n'est guère fiable, bien qu'il reste malgré tout un indicateur en cas de rechute. Certains centres, d'ailleurs, ne les prescrivent plus et se contentent des résultats des mammographies et échographies beaucoup plus efficaces.
En effet malgré son nom CA (antigène de cancer), le marqueur tumoral tel que le CA15- 3, utilisé pour la surveillance des cancers du sein, peut être retrouvé en quantité élevée et parfois très élevée dans le sang en l'absence de cancer. Cette élévation est alors due à une autre maladie non cancéreuse. La cause la plus fréquente étant alors infectieuse ou inflammatoire.... De quoi s'inquiéter... pour rien...
Mais je ne dis mot sur le sujet.
Le Dr Lagerbe ne veut pas prendre de risques... Il y aura les marqueurs et les examens.
Elle demande donc à sa secrétaire de prendre aussi le rendez-vous pour ces deux examens en janvier 2016. Ce que cette dernière ne peut pas faire, les agendas n'allant pas, pour l'instant, jusqu'à cette date. Soit. Je m'en occuperai en temps utile.
Tout roule.
J'ai passé trois-quart d'heure dans le bureau du Dr Lagerbe.
Un couple de vieilles gens attend patiemment son tour depuis bien avant que je n'entre chez le docteur. Le retard pris est déjà considérable au bout du deuxième rendez-vous !...
Quant à moi, je mesure encore la hauteur et la difficulté du chemin qui me reste à parcourir.
Avant de quitter l'hôpital je note sur mon agenda virtuel (merci à ce téléphone qui sait tout faire !) les différentes choses et rendez-vous afin de ne rien oublier.
Ascenseur pour le rez-de-chaussée.
Et je plonge directement dans la lumière crue et la chaleur de cette fin de mois de juin qui nous a laissé seulement quelques jours d'avant goût d'été entre des semaines de gris de froid et de pluie.
J'étire un peu mon dos et tente d'assurer mes pas. Mais c'est encore difficile. J'ai garé ma voiture dans le parking du centre culturel : il y avait beaucoup de places, ce n'est pas très loin de l'hôpital et c'est gratuit. Mais il y a des travaux dans les rues, c'est épuisant !
Au sortir d'un passage souterrain, sous la voie du chemin de fer, je suis éblouie.
Mes yeux s'habituent. Me voici devant la haute masse sombre des tours du pont Valentré qui lance son histoire passée dans le bleu d'aujourd'hui, avec son diablotin à croupeton, accroché, comme je le suis, à la... paroi !
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