Avant, tout me semblait lié, solidement lié : dans cette mer intérieure dont mon corps est baigné, chaque îlot, chaque courant, chaque grain de sable, chaque goutte d'eau remplissait son office...
Sang, Vaisseaux, Ruisseaux coulaient de source.
Maintenant je contemple une mer déserte, étale, grise. Tout semble sale, mort, vidé.
Des ombres d'îles mornes où l'eau ne fait que glisser et s'écouler sur des roches nues.
Le sel de la vie semble avoir disparu.
Et pourtant, dans cette mer intérieure, j'entends encore battre le tambour de mon cœur. Il pulse et impulse le rythme, le souffle de la vie.
Il m'arrive aussi d'avoir faim et cela m'étonne.
Il m'arrive de sourire et de rire.
Mes jambes et mes pieds parviennent à me tenir debout et même à marcher.
Et mes cheveux, que j'avais oubliés, ont repoussé, en nombre et en boucles.
Lentement, doucement, les flux et les reflux de cette mer intérieure vont revenir et me redonner vie et envie d'être ce que je suis, ce que je deviens.
A l'origine, la vie est sortie des océans...
Ne pas sombrer, se dire que demain sera un autre jour et qu'aujourd'hui ne fut pas si mauvais.
Mr Darling, "mon" chauffeur particulier et attentionné de Taxi-VSL est venu me chercher en temps et en heure pour aller me déposer à l'hôpital où j'avais rendez-vous avec une rhumatologue, afin de passer encore un examen : une ostéodensitométrie.
Le trajet fut plus dur que je ne l'avais anticipé. Les trous nombreux, mal rebouchés, de nos routes de campagnes ont donné de sacrées secousses à ma colonne vertébrale malgré les amortisseurs neufs du véhicule, l'inclinaison de mon siège et la ceinture de contention dont je m'étais enveloppée.
A l'hôpital, Mr Darling m'a installée dans un fauteuil roulant et m'a baladée dans les couloirs, les ascenseurs et les salles d'attente toujours aussi bondées.
J'ai retrouvé avec déplaisir les longues coursives grises et jaunes, les néons, la décoration cubiste et les fauteuils anguleux en résine dure et froide, que j'avais découverts lors de mes précédents passages.
Avec une heure de retard la rhumatologue, une jeune femme souriante et dynamique, m'a enfin reçue et je me suis glissée tant bien que mal sous le "grill" de la machine à mesurer la densité de mes os.
Pendant que l'appareil faisait son travail et des allers-retours au-dessus de mon corps, la rhumatologue et moi avons discuté de mon parcours du combattant. Puis le verdict est tombé.
"Ah oui, oh la la, je n'ai jamais vu une déminéralisation aussi importante pour une personne de votre âge."
Elle avait l'air affolée par les résultats qui s'affichaient, comme l'avait été le Dr Garrigues lorsqu'il avait regardé mes radios et les conclusions du bilan sanguin et de l'IRM.
Je m'y attendais.
Mais ça fait un choc malgré tout, surtout quand on vous dit que vous avez les os d'une vieille mémé de 90 ou 100 ans.. ou plus !
La rhumatologue a continué à me questionner.
Le sourire lui est revenu lorsqu'elle a su tout ce qu'avait déjà entrepris le Dr Garrigues. "Il a fait tout ce qu'il fallait ! C'est parfait ! il est très bien votre docteur."
Puis, elle s'est approchée de moi et devant mon regard un peu noyé par ce sombre diagnostic, elle a ajouté avec entrain et grand sourire :
"Mais ne vous inquiétez pas, à votre âge, et grâce à la perfusion que vous avez eue (Aclasta®) , vos os vont se reconstituer !"
Elle m'a ensuite montrée les schémas catastrophiques sortis de la machine et en me désignant le petit rectangle dans la zone rouge. "Voilà, pour l'instant vous êtes là. Mais dans six mois, vous serez dans le jaune."
Soit, en gros, la zone "normale" où mes os auraient dû se trouver si le Crabe n'avait pas eu la mauvaise idée de venir squatter mon sein gauche, et y séjourner longtemps sans être dérangé !
"Maintenant attention de ne pas vous casser une hanche ou le col du fémur en attendant", a-t-elle ajouté en me serrant la main pour me dire au revoir.
En repartant, mon esprit m'a soufflé de ne retenir que les deux bonnes nouvelles : je peux faire confiance au Dr Garrigues, il fait du bon travail, et la seconde bonne nouvelle c'est que cette ostéoporose si sévère soit-elle, n'en demeure pas moins soignable.
Soignable ne veut pas dire guérissable, certes, mais, je retrouverai mon petit squelette dans un état acceptable si je prends soin de lui !
De retour sur la colline, j'ai envoyé par courriel les résultats au Dr Garrigues.
Le lendemain matin, à la première heure, alors que je dormais encore, il nous appelait, s'enquérait auprès de Lou de mon état et l'informait qu'il allait venir me voir le plus rapidement possible.
Chose promise chose due : à 11 heures et demie du matin il était chez nous.
Il est resté demi-heure à m'expliquer, à repenser et affiner le traitement, à m'ausculter, à me redonner espoir.
Et il m'a aussi conseillé de commencer à "oublier" mes patchs de Fentanyl ("morphine"), si peu dosés soient-ils, les espacer, les couper en deux : le décrochage sera ainsi moins difficile, car c'est un produit très addictif, aussi bien physiquement que psychologiquement.
Pour lui, comme pour la rhumatologue, grâce à la perfusion, mais également grâce à la puissance régénératrice et vitale de cette Mer Intérieure qui est en nous, mes os vont se reconstituer d'ici cinq ou six mois.
Cinq ou six mois, voire sept, cela paraît long, et c'est effectivement long.
Pourtant lorsque l'on sait que la renaissance est au bout, on a la patience nécessaire.
"L’homme, dans son milieu intérieur, transporte une petit parcelle d’océan"
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