Je suis encore en vie, et cela n'en finit pas de m'étonner.
Comment mon corps peut-il supporter tout ce qu'il supporte ?
A peine extirpée péniblement d'un cancer (du sein) j'ai immédiatement plongé dans les eaux troubles et troublées d'un empoisonnement total causé par les traitements "normalisés" de ce cancer, un peu trop avancé certes, mais non métastasé et somme toute "banal" puisqu'il existe un protocole prêt à l'emploi que l'on ose qualifier de "personnalisé".
Et je ne m'en relève pas !
Mon sang est malade, mes nerfs sont malades et surtout mon squelette est malade.
Il y a des matins où je n'ai pas du tout envie de faire l'effort de me lever. Tant que je suis allongée c'est supportable, mais dès que je passe à la positon assise mon propre poids m'étouffe.
La tête tourne, l'estomac se soulève, la cicatrice tire depuis le plexus jusqu'à l'omoplate, les abdominaux sont tellement contractés que je n'arrive plus à respirer. Et toute ma cage thoracique est comme un tonneau cerclé de fer.
Mal ? Je ne peux pas dire que j'ai vraiment mal : mon médecin traitant, affolé par tous ces dégâts collatéraux et dont la fameuse équipe pluridisciplinaire et décisionnaire (oncologue, chirurgien et radiologue) se désintéresse complètement car ce n'est plus dans le cadre de ses compétences, a décidé de me coller des patchs de morphine.
Cinq mois après l'arrêt de ces traitements lourds que sont la chimiothérapie, celle qui fait bien vomir, nous brûle la plante des pieds, nous rend complètement chauve et nous empoisonne durablement, la mastectomie et le curage axillaire qui nous mutile à vie, et les 25 séances de radiothérapie cancérigènes -un comble- qui nous achèvent, je suis toujours en train de me noyer dans les sables mouvants de l'anémie et de me consumer dans le feu roulant des neuropathies et celui de l'ostéoporose !
Vive les progrès de la médecine !
Nos chercheurs et autres spécialistes se réjouissent chaque jour des nouveaux médicaments "ciblés" et prometteurs mis sur le marché !
Les médias en rajoutent. Pour un peu on souhaiterait presque faire partie de ces heureux malades qui vont bénéficier de ces nouvelles "armes" contre le cancer !
Qu'on ne se réjouisse pas trop vite... Ce n'est pas pour demain ! Les annonces prometteuses sont surtout là pour faire venir les fonds publics dans les caisses de certains laboratoires
On nous en fait avaler des couleuvres ! Sur les sites spécialités, les magazines, les vidéos, on voit des patientes souriantes, confiantes dans la vie, discutant avec leur médecin, faisant du sport, bien maquillées, sachant rester belle malgré la maladie (c'est important pour le moral parait-il !) avec leur beau foulard, leur nouvelle perruque, leur prothèse si naturelle, leur reconstruction mammaire absolument fantastique et la lingerie si féminine et pourtant "adaptée", et j'en passe.
Dans la vraie vie on est loin de ce paysage édulcoré et idyllique.
On est si mal, si moche, si fatigué !
Pendant tout le déroulement des traitements on nous rappelle qu'il est très important de discuter avec nos médecins, des effets indésirables. Qu'il ou elle est là pour ça, qu'il ou elle est à notre écoute.
C'est ce que j'ai donc fait et "pendant tout le déroulement des traitements".
J'ai parlé de ces neuropathies qui ont démarré pendant les protocoles chimiques et l'oncologue m'a répondu brièvement et un tantinet agacée : "ça passera... après l'arrêt des traitements".
C'est en effet ce qui est marqué sur les dizaines de pages photocopiées qu'elle m'avait remises concernant les "troubles et effets indésirables" du FEC 100 et du TAXOTERE, les poisons chimiques chargés de réduire la taille de ma tumeur.
Même chose avec la radiologue qui a pris un air compatissant pour ajouter "ça passera... d'ici un an, peut-être plus..."
Et bien non ça ne passe pas, plus de huit mois après la fin de la chimiothérapie elles continuent de me faire souffrir et d'être un handicap. Et il n'y a pas de vrai remède. Il faut encaisser ça aussi, avec tout le reste... et être patiente bien sûr.
Ce corps qui est le mien, et avec lequel je vivais en bonne entente depuis plus de soixante années, je ne le reconnais plus.
Il y a d'abord cet implant (le PAC) au niveau de ma clavicule droite, cette grosse bosse dure, cylindrique, que mes doigts effleurent souvent, sans le faire exprès et qui me fait sursauter car je n'y suis pas habituée.
Je tente pourtant de retenir sa place et sa forme dans l'image tactile de mon corps car il me faudra encore vivre avec pendant au moins quatre ou cinq années..
Un jour il faudra retourner à l'hôpital pour le faire enlever.
Il aura, au mieux, servi six fois, une fois par séance de chimiothérapie, et j'espère qu'il ne servira plus. Plus jamais.
De l'autre côté, juste en face, sous ma clavicule gauche, c'est tout mon sein qui a disparu pour laisser place à ce "griffon" dont la gueule vient presque mordre le sternum et dont la queue se perd sous l'aisselle, cette espèce de petit dragon griffu et encore douloureux qu'est la cicatrice.
Tout près, trop proche même désormais, je sens sous mes doigts les battements, plus forts qu'avant, de mon cœur.
Cette zone a été irradiée : on est prié de ne pas toucher. Pas trop. La radiologue m'a expliqué que mes côtes pouvaient se briser si l'on massait la cicatrice. Sympathique perspective, qu'elle m'a accordée du bout des lèvres lorsque je lui demandais une ordonnance pour des séances de kinésithérapie.
En même temps j'ai reçu l'ordre contraire du chirurgien, sinon la cicatrice allait devenir "adhérente"....
"Il faut bien la masser, faire des pincer rouler, des étirements en zigzag, des ronds du bout des doigts... Et il faut que cela fasse mal, car il faut la casser".
Alors que faire ? Qui écouter ?
Tout autour du "dragon", les nerfs sont sectionnés, abîmés. Personne ne peut me dire quand ils iront mieux, si jamais ils vont mieux un jour. "Ce sera long..." Oui je sais. J'ai compris.
On me rappelle que je dois être patiente, que j'ai subi des traitements très lourds, que ça passera.
Peut-être. Mais quand ? Parce que moi, je trouve que tout va de mal en pis.
Depuis plus de neuf mois, je ne sens presque plus l'intérieur de mon corps. Il fourmille et brûle parfois, parfois il est glacé et insensible.
J'ai l'impression que tout ce que je mange ou bois ne fait que passer, que mes organes ne me nourrissent plus, que tout flotte au gré de rien et de tout. En eaux troubles.
Chaque soir j'ai espoir que demain sera un jour meilleur.
Chaque matin l'idée de devoir me lever m'est insupportable. Je voudrais rester couchée, ne plus bouger, c'est encore là que je suis le mieux.
Il y a quelques jours encore, j'étais comme grippée et nauséeuse : j'ai dormi plus de vingt-quatre heures d'affilée ! Un sommeil lourd et gluant.
Impossible de manger quoi que ce soit.
Depuis mon lit, j’entendais la pluie d'interminables averses ruisseler le long du toit, des murs, des gouttières ! Je n'avais plus envie de rien que d'être diluée par cette eau du ciel.
Je suis si faible !
Et pourtant... Je suis en colère.
Très en colère.
Contre le mensonge par omission, l'hypocrisie générale, dont on nous entoure pour ne pas nous faire peur avec les "effets secondaires", car nous devons accepter ces traitements, parce que l'on n'a pas le choix, parce que ce sont les seuls existants, parce que ça coûte cher et que nous devons nous estimer heureux d'être soigné, et "gratuitement" en plus, et d'avoir la chance de guérir, peut-être... Si tout va bien.
Ce n'est pas faux.
Ce n'est pas vrai non plus.
Ce sont plutôt les seuls traitements que la médecine conventionnelle et la recherche officielle connaissent et imposent.
Alors oui, nous les cancéreux, n'avons guère le choix. Nous sommes aveuglés par le drapeau noir que la mort agite en permanence au-dessus de nos têtes. "Attention si tu ne fais pas ce qu'on te dit, tu vas mourir !".
Je me souviens des regards mornes, vides, résignés de ces patients en salle d'attente de radiothérapie, et les mots murmurés "on n'a pas le choix, il faut en passer par là, sinon on ressort avec les pieds devant, c'est ça ou la boite en bois..."
A partir du jour où l'on nous a annoncé que nous avions un cancer, et ça en général, ça ne prend que quelques secondes, le temps de prononcer le mot fatal, le temps s'est précipité dans une course folle qui ne permet pas de réfléchir sereinement ni de se renseigner, ni de peser le pour ET le contre.
Une fuite éperdue devant la faux luisante et aiguisée de la Camarde !
Et quand tout ce parcours du combattant est enfin terminé, on nous laisse tomber comme de vieilles chaussettes.
Et si l'on se plaint d’avoir mal ici ou là, la réponse ne se fait pas attendre : "Vous êtes en vie, estimez-vous heureuse ! Certain(e)s n'ont pas cette chance".
Ah oui c'est vrai j'ai oublié que j'avais de la chance.
Au mieux on nous propose de voir un psy-quelque-chose pour se "faire aider" : la fameuse formule magique. C'est remboursé ! Il ne faut pas hésiter.
Seulement moi, je ne suis pas effondrée de ne plus avoir de sein gauche, je ne suis pas fâchée avec mon image et ma féminité ! Non. J'ai mal. Seulement et concrètement mal. Et je n'en peux plus d'avoir mal.
Et c'est à notre médecin traitant de se débrouiller avec celui ou celle qui lui revient ainsi, en piteux état.
Je suis en colère : et c'est bon signe.
Signe que ma vie reprend le dessus.
Lou mon compagnon depuis 40 ans le sait : quand je râle, quand je suis "en pétard", c'est que je vais mieux.
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